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Gosseyn se réprimanda : « Il faut que tu aies des pensées positives ! »
En dépit des sentiments négatifs provoqués par sa longue marche dans les couloirs déserts, et qui ne s’étaient pas encore effacés, il était ici pour résoudre les problèmes des Troogs… s’ils voulaient bien le laisser faire.
Personne ne dit rien ; mais la pièce mal éclairée, comme tant de restaurants terriens, était assez sombre pour que les convives se tiennent à distance les uns des autres.
Aussi put-il contempler à loisir ces êtres étranges qui s’étaient appliqués à causer tant d’ennuis depuis leur arrivée.
L’approche positive lui parut encore plus difficile. Ils étaient vraiment affreux. Il éprouva la même réaction que lors du premier coup d’œil qu’il avait jeté sur eux, dans le laboratoire.
Gosseyn combattit en silence contre cette tendance qu’ont les êtres humains à juger l’apparence de tous les êtres selon leurs propres critères. La beauté est dans l’œil de celui qui regarde, disait un vieil adage.
Après tout, c’étaient des humanoïdes. Mais leur visage était rond et violacé ; et leur cou presque squelettique. Pourtant leur corps, revêtu d’un uniforme qui scintillait comme une cotte de mailles, semblait assez corpulent.
Leur tête aussi était ronde ; et presque chauve. Avec quelque chose de fort laid ressemblant à des cheveux… une touffe de poils qui se dressaient au sommet du crâne.
Mais ce visage ! Une petite bouche presque sans lèvres, un étrange petit nez et, au-dessus, primant sur tout le reste, d’immenses yeux ronds aux pupilles noires, dépourvus de sourcils. Il semblait y avoir plusieurs replis de peau autour du globe oculaire. Gosseyn se dit qu’ils devaient pouvoir fermer les yeux.
Avant qu’il puisse pousser plus loin cet examen, une porte s’ouvrit sur sa droite ; cinq Troogs et un être humain entrèrent, portant des plats. L’humain, un jeune mâle, vint vers Gosseyn et posa devant lui quelque chose qui semblait être une omelette ; et les autres servirent à ses onze compagnons de table quelque ragoût noirâtre.
Au moment où ils s’en allaient, le regard de Gosseyn croisa celui du jeune homme. Ses yeux étaient hagards, comme si son âme avait été plongée dans les ténèbres du désespoir. Ils disparurent tous les six, mais l’impression terrible que lui fit ce regard ne s’effaça pas de l’esprit de Gosseyn.
Tous se mirent à manger. Il n’y eut plus d’autre bruit que le raclement de sa fourchette et des instruments, légèrement différents, de ses hôtes.
Puisqu’il y avait un être humain à bord, Gosseyn ne s’étonna pas du goût de l’omelette qui paraissait faite avec de vrais œufs produits par d’authentiques poules de la Terre.
Mais il fut stupéfait de découvrir combien il était affamé. Est-ce que, dans ses déplacements, le temps s’était écoulé plus vite pour son corps que pour son esprit ?
Il faudrait qu’il y réfléchisse plus tard.
Gosseyn Trois posa sa fourchette et s’appuya contre le dossier de sa chaise. Ses compagnons terminèrent leur repas, et se laissèrent aller, eux aussi, en arrière sur leur siège.
Ils étaient donc tous là, dans cette copie faiblement éclairée d’un restaurant de la Terre. Ils avaient fait l’effort de lui fournir des aliments de sa planète, se répéta-t-il… Donc ils avaient observé ces millions de poules, là-bas, qui survivaient toujours, bien qu’on eût dérobé la plus grande partie de leurs œufs, jour après jour, depuis les temps les plus reculés.
« Je me demande… si j’allais un jour sur une planète troog, est-ce que je prendrais la peine de remarquer d’où vient cette tambouille qu’ils ont mangée aujourd’hui ? »
En revenant sur leur passé commun, il se dit que Gosseyn Un et Deux ne s’étaient jamais inquiétés de la provenance de la nourriture qu’ils avaient consommée sur les planètes où ils s’étaient rendus ; puisque les autres êtres humains la consommaient, ils avaient fait de même.
Ces réflexions, bien que rapides, avaient duré encore trop de temps. Aussi éprouva-t-il une forte impression de soulagement lorsque, à l’autre extrémité de la table, l’un des Troogs les plus corpulents se leva. Cet individu – sans doute leur chef – contempla Gosseyn pendant un long moment. Puis la minuscule bouche, sous le minuscule nez fendu, dit d’une voix de ténor étonnamment normale :
— Comme vous devez le savoir, quelque chose de regrettable s’est produit. Un plein vaisseau d’Êtres Supérieurs est arrivé dans cette galaxie ; ils ont perdu la capacité de s’exprimer dans leur propre langue et ont acquis celle de parler le français, l’un des nombreux langages de la planète Terre ; et qui est, comme par hasard, le vôtre.
Une seule phrase avait apporté à Gosseyn une information qu’il n’avait pas encore… des êtres supérieurs…
Ils pensaient automatiquement qu’ils étaient mieux que les autres. Tout au long de l’histoire de l’humanité, des groupes et des individus avaient ainsi chanté leurs propres louanges, obligeant les autres à croire qu’ils leur étaient supérieurs.
C’était vraiment bizarre qu’avec tous ces cerveaux « supérieurs », les Troogs aient été obligés de monter un projet aussi colossal en vue d’obtenir le secours d’une personne qui possédait, quelque part dans sa tête, le moyen de les aider à retourner chez eux.
Dès que possible, il leur dirait qu’il était prêt à le faire de bon cœur. Mais au moment même où il se le répétait, l’idée lui vint que cette approche positive se heurterait à des difficultés. Mais lesquelles ?
Plus que tous les autres, ces gens-là pouvaient nier la valeur de ce qu’essaierait de faire le membre d’une autre race.
Heureusement qu’il y avait encore des éléments stables.
La pièce, la table, les assiettes et ceux qui avaient mangé, y compris lui-même, demeuraient tels qu’ils avaient été. La source cachée de lumière continuait à déverser le même éclairage insuffisant. Celui qui avait parlé était toujours debout ; il n’avait donc pas fini son exposé.
Juste au moment où Gosseyn pensait cela, l’humanoïde reprit :
— Beaucoup de ces faits nouveaux n’avaient jamais été observés auparavant. Nous en avons conclu que notre théorie de la nature de l’univers devait être revue et nous cherchons à y inclure ces nouvelles données.
« Notre étude de la partie exceptionnelle de votre cerveau n’a pas encore livré toutes les informations nécessaires. Heureusement que vous avez finalement compris que vous ne pouviez pas nous échapper ; donc vous êtes venu ici, avec un de ces projets tortueux comme en font les membres de votre espèce, dont nous avons observé les activités quotidiennes. Je vous avertis qu’il n’est pas facile de nous duper et qu’il vous faudra coopérer sans aucune restriction mentale ou autre.
Et il se livra alors à une prouesse physique que Gosseyn estima fort dangereuse. Avec pour seul soutien ce cou d’une minceur extrême, il hocha sa grosse tête et la redressa jusqu’à ce qu’elle soit de nouveau en équilibre par rapport au reste de son corps ; puis il s’assit.
Gosseyn ne bougea pas. Il avait l’impression d’être submergé par ce flot de paroles déversées sur lui ; il éprouva le besoin de riposter, de se défendre, de contre-attaquer et de s’informer, entre autres, sur le comportement agressif des Troogs.
Il lui fallut un bon moment pour triompher de ces nombreuses impulsions. Mais il finit par exercer sur lui-même suffisamment de contrôle pour se contenter de dire :
— Messieurs, vous pouvez entièrement compter sur moi.
Le silence qui accueillit ces paroles fut rompu par un bruit de pieds remuant sous la table. Cela ressemblait étrangement à une réaction bien humaine…
Le porte-parole des Troogs se pencha en avant. Il ne se leva pas, mais dit sur un ton accusateur :
— Ne croyez pas nous berner en prétendant coopérer avec nous. Nous savons parfaitement que vous êtes incapable de réparer le dommage causé à cette partie spéciale de votre cerveau, et que c’est cela qui a provoqué l’espèce d’inversion qui nous a amenés ici.
Son offre n’avait pas reçu un accueil favorable. Et Gosseyn refusa cette analyse négative de la situation. Lui, si prudent, avait certainement pu contrôler les errances des terminaisons nerveuses lésées ; la preuve : lorsqu’il avait décidé de venir, il était bien arrivé sain et sauf à bord de ce navire. Sans la moindre déviation.
Cela, il pouvait le leur expliquer. Mais ce qui le troublait le plus, c’était que ce discours du Troog semblait ne s’adresser qu’en partie à lui.
« Pour une raison que j’ignore, il veut que les spectateurs croient qu’il est à la hauteur de la situation… qu’il est en train de manœuvrer habilement un de ces petits malins de Terriens… »
La tension monta dans la salle. Gosseyn lutta contre l’impulsion de remuer les pieds avant de parler à nouveau.
— Je suis certain qu’il existe un moyen de nous convaincre mutuellement de la nécessité où nous sommes de coopérer pour notre bénéfice mutuel, dit-il. Pourquoi ne pas élaborer un programme détaillé ? Nous pourrions en exécuter les étapes à tour de rôle et nous assurer ainsi progressivement que tout se déroule bien.
Silence. Le porte-parole le regardait fixement. À l’expression bizarre qu’il lisait dans ses yeux immenses, Gosseyn devina qu’il était complètement dérouté. Se pouvait-il que cet individu ne représentât pas la plus haute autorité de ce navire ?
Il avait cru rencontrer les officiers d’état-major. Est-ce qu’un Troog d’un échelon supérieur était à l’écoute et se préparait à intervenir ? Autour de cette table, n’y avait-il que des laquais qui attendaient une approbation ou un ordre les autorisant à poursuivre la réunion ?
Le silence se prolongeait et Gosseyn attendait. Avec un profond malaise, car la situation lui semblait plus mauvaise qu’auparavant.
« À moins que je ne trouve un moyen d’enfoncer ces portes, se dit-il, cela peut continuer ainsi longtemps. »
Un souvenir lui revint, qui se rattachait à la Sémantique générale :
« Cette idée de croire que je vais m’intéresser à une femme appelée Strella parce que j’aime le nom de Strala… »
Tout valait mieux que de rester assis dans cette pièce faiblement éclairée, en face de ces Êtres Supérieurs. Aussi se redressa-t-il un peu en remuant les pieds.
— Avez-vous un nom qui vous distingue de ces… (il fit un geste vague englobant les autres Troogs, et il termina sa question)… de vos compagnons ?
Les grands yeux le regardaient toujours fixement. La petite bouche s’ouvrit pour répondre :
— Nous avons tous des noms.
Mais le porte-parole ne révéla pas le sien ; il se contenta de rester assis là, variante peu ragoûtante de la race humaine.
— J’ai l’impression que vos amis ne sont pas vos égaux.
— Nous sommes tous des Troogs.
Sa voix était soudain empreinte d’autorité. Ce qui poussa Gosseyn à poser une autre question :
— Êtes-vous… (il hésita)… l’empereur des Troogs ?
Un lourd silence. Tous les yeux restaient fixés sur Gosseyn. Enfin, presque à contrecœur semblait-il, l’étranger dit :
— Nous, les Troogs, nous n’avons pas d’empereur. (Un silence.) Je suis le capitaine de ce navire.
— Et qui vous a désigné pour ce poste ?
Si une telle chose était possible, les yeux immenses s’arrondirent encore plus. Puis, avec impatience :
— Je me suis désigné moi-même, dit-il. (L’irritation provoquée par cette question l’incita à conclure :) Vous n’avez pas à vous mêler de notre système hiérarchique.
Gosseyn rejeta cette objection en secouant doucement la tête.
— Monsieur, dit-il poliment, c’est vous qui m’avez mêlé à cette situation en me poursuivant sans répit et en essayant de me contrôler mentalement. Je dirai donc que je trouve votre système de gouvernement très révélateur. Voulez-vous dire que personne d’autre n’a eu l’idée de se désigner lui-même comme capitaine de ce vaisseau ?
Silence. Puis :
— Plusieurs en ont eu l’idée.
Les grands yeux le regardaient fixement.
— Que leur est-il arrivé ?
La petite bouche se tordit légèrement.
— Ils n’ont jamais atteint la phase de nomination. Lorsqu’ils ont exprimé leur ambition, personne ne les a écoutés. Aussi n’ont-ils pas insisté.
— J’en conclus que vous, vous avez su vous faire entendre ?
Gosseyn émit ce commentaire sur un ton interrogatif.
— Monsieur Gosseyn, dit le capitaine avec le même accent d’impatience, vous avez vous aussi manifesté de nombreuses qualités de chef. Je suis certain que parmi les autres êtres humains qui sont à bord, pas un seul, étant donné la situation particulièrement fâcheuse où ils se trouvent, n’hésiterait à exécuter vos ordres sur-le-champ.
La situation particulièrement fâcheuse… !
C’était une formulation objective, dans le style de raisonnement de la Sémantique générale.
Il y avait autre chose de révélateur dans ces paroles prononcées avec désinvolture… « Les autres êtres humains qui sont à bord… »
Mis à part le pauvre garçon hagard qui lui avait servi l’omelette, ces mots ne pouvaient désigner qu’Eldred et Patricia Crang, les Prescott, Leej, Enro et les autres. Ils étaient toujours vivants. Prisonniers, mais sains et saufs.
Brusquement, Gosseyn se sentit déprimé. Des chefs qui se désignaient eux-mêmes… Ces humanoïdes avaient développé un système de vie sociale qui laissait place à l’imprévu. En dépit de leur difformité physique, ils avaient aussi atteint un niveau scientifique très élevé.
Un gouvernement qui se désignait lui-même, cela pouvait marcher. Il y avait là-dedans un pragmatisme qui, dans un certain nombre de situations, aurait une chance de succès presque sensationnelle.
Quelqu’un qui s’est attribué le poste de chef et qui se trouve, dans l’exécution de son plan, de son programme de recherche, acculé à l’impuissance, et qui n’offrirait pas de résistance à un assistant revendiquant sa place sous prétexte que son projet à lui, par exemple, est meilleur…
Ce système ne serait pas dépourvu d’efficacité. On aurait la certitude partielle que rien ne peut venir ralentir le mouvement ; car un individu ne pourrait jamais berner longtemps ses collègues. On verrait toujours si le projet sur lequel il travaille progresse ou non.
C’est dans le champ de la physique et de la chimie que ce système serait le plus efficace. Les résultats y étaient toujours observables ; et si un chef de projet traînait dans son travail, il y aurait toujours des candidats aux aguets, attendant le moindre signe de ralentissement de sa créativité pour se manifester.
En fait, cela pouvait même expliquer d’une part la supériorité scientifique des Troogs, et de l’autre le mauvais usage qu’ils en faisaient.
Parce que la psychologie et les prétendues sciences sociales, aussi bien que les idéaux humanitaires, ne pouvaient jamais être qualifiés de vrais. Dans ces domaines-là, il devait y avoir, comme sur Terre, des écoles avec leurs divergences habituelles. C’est là que la Sémantique générale offrait aux individus le moyen d’éviter le besoin de certitude.
Rien de semblable chez les Troogs, pensa-t-il intuitivement.
Il aurait poursuivi ces intéressantes réflexions si la porte, sur sa droite, ne s’était pas rouverte. Les cinq serveurs troogs et le jeune humain entrèrent.
Les Troogs portaient de grands verres contenant un liquide ; et le garçon tenait une tasse dans une soucoupe, ainsi qu’un pot de crème. Du café ? se demanda Gosseyn.
C’était bien du café.
Fait curieux, le jeune humain évita le regard de Gosseyn tandis qu’il se retirait avec ses compagnons étrangers.